Les deux lunes de Marzials (commune de Montjaux – Aveyron) par Alain Bernat

« Il fut un temps où, les chemins de fer n’existant pas et les meilleures routes étant mauvaises, tous les transports en dehors des pays plats se faisaient à dos de mulet » (Mazon 1888, p.79).

Jeanine Gayraud Ligou puis sa fille Valérie Ligou ont bien voulu me confier, pour étude, deux plaques muletières en laiton autrement appelées lunes, « lunas » en occitan. Qu’elles en soient remerciées.

Ces plaques ont été soigneusement conservées depuis plusieurs générations par la famille Gayraud de Marzials qui possède une maison incluse dans la deuxième enceinte fortifiée (15e siècle) du village. Cette maison a été restaurée au fil des générations et dès 1807 par Louis Gayraud.
En 1790, Cyprien Gayraud, âgé de 22 ans, est muletier à Marzials (Archives départementales de l’Aveyron, 1B 413-2).
Est-ce lui qui a acquis les deux plaques muletières ou bien l’un de ses prédécesseurs ? C’est une hypothèse vraisemblable car l’une des deux plaques est datée de 1760.

 

Les lunes

Les lunes constituent un élément du harnachement des mules ou mulets mais toutes les bêtes n’en portent pas : les muletiers qui en achètent ou en font fabriquer manifestent la volonté de valoriser leur cheptel et leur entreprise. On dirait aujourd’hui qu’ils valorisent leur image. Lançant des éclats dorés sous le soleil au moindre mouvement de la bête de bât, ce sont des objets d’apparat (voir Dubouchet 2018). Elles servent également à la fois d’œillères et de points d’attache pour les harnais (voir photo des deux « lunas » du Larzac).

Plaque de Marzials n°1 Photographies © Alain Bernat

Le 11 octobre 1504, un habitant du Mazéga achète à un habitant de Montjaux « unius muli pili falvel, munite de bast, de cordas et morial, et de sonetas de metal et de brida guarnida de lunas ». Traduction : « une mule au poil fauve, munie d’un bât, de cordes et du mouralh (râtelier portatif permettant à l’animal de se nourrir tout en se déplaçant), et de grelots (ou clochettes) de métal et de bride garnie de lunes » (Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, 19 F 150). Ce document concernant notre commune est la plus ancienne référence connue sur les plaques muletières au moins en Rouergue. Il démontre aussi qu’une bête pouvait être vendue avec son harnachement complet.

 

La plaque n° 1 fait partie de la catégorie des plaques à devise patronymées, datées, localisées et personnalisées selon l’essai de classification de Georges Dubouchet (Dubouchet 2018).
L’inscription se lit ainsi :

Plaque de Marzials n°2 Photographies © Alain Bernat

CONTE / NTEMANT / PASSE RICHESSE / VV (vive) IEAN PIERRE / ROUX DU PETIT / PARIS BON / ENF / ANT AU PUY / 1760 (le Petit-Paris est une ancienne commune de la Drôme).

 

La plaque n° 2 représente un équidé cabré (certainement un mulet) flanqué de deux griffons. Une petite fleur de lys se devine sous l’équidé. Elle fait partie de la catégorie des plaques armoriées. Même si elle ne représente pas le blason d’une famille noble ou d’une institution, elle s’inspire de codes héraldiques.

 

 

 

Les mulets et mules

Au 18 ou 19e siècle, de nombreuses familles (du moins celles qui le pouvaient) possédaient un équidé (le plus souvent mule ou mulet), animal polyvalent, qui aidait aussi bien à la culture qu’à de courts transports. Ainsi, à Castelnau-de-Lévézou, un recensement des équidés, réalisé en 1793 (Archives départementales de l’Aveyron, 40J43), comptabilise 34 mulets, 9 mules et 17 chevaux. Tous ces animaux sont utilisés pour la culture sauf 1 mulet dont on ne connait pas l’usage. Il est précisé que 8 des chevaux (très majoritairement des juments) servent à la fois à la culture et à la selle. Enfin, l’un des mulets est possédé par moitié chacune, par deux familles.

Dans le Rouergue comme dans beaucoup de régions de montagne, le transport de marchandises, qu’il soit effectué sur de courtes ou de longues distances, se fait exclusivement à dos d’animal ou d’homme. Malgré le discret développement du transport par charriot à partir du 17e siècle, cette situation se perpétue au moins jusqu’au milieu du 19e voire du 20e siècle dans certains secteurs jusqu’à la création d’un dense réseau viaire « carrossable ». Pour le transport de marchandises et notamment les charges les plus lourdes ou les échanges au long-cours, c’est le mulet qui est quasi omniprésent. C’est par exemple un mulet que Jacques Gayraud utilise, en 1807, pour transporter de la chaux de Saint-Georges-de-Luzençon à Marzials (Archives départementales de l’Aveyron, 10U9-1 à 3).

 

Les muletiers en Rouergue : un rôle et une importance méconnus

Le Rouergue, sauf à l’époque de splendeur des chemins de fer et des voies navigables, n’a jamais été exclu des échanges commerciaux. Le mulet va tout droit… ou presque. Il n’a pas besoin de chemins à lacets ou de voies bien larges. Organisé en caravane, la couble, il va permettre d’irriguer jusqu’aux territoires les plus isolés.

Si les statuts des muletiers, voituriers ou traginiers sont divers, certains louent leurs animaux à des confrères ou marchands, comme Guillaume Galzin, du moulin de Dosygues, près du Minier, commune du Viala-du-Tarn, qui en novembre 1648 « a baillé ses mulets … à Pierre Espinnasse de saint-Rome … pour aller à Montpellier chercher du sel où il est encore et qu’il lui a baillé quatre-vingt-dix livres pour l’achat de ses charges de sel … » (Archives départementales de l’Aveyron, 3E6585).

Les muletiers se regroupent parfois en convois plus importants comme en témoigne une double caravane de muletiers rouergats qui sont arrêtés en 1424 vers Grenoble car ils transportent en fraude des chargements de monnaies d’argent… Le premier groupe est composé de 23 mulets et six chevaux et le deuxième de 22 mulets conduits par plusieurs muletiers et valets.

Joseph Mazel, dans sa monographie manuscrite sur Saint-Jean d’Alcapiès évoque, vers 1900, les gros propriétaires qui organisaient pour le transport, des coubles ou groupes de gros mulets et chevaux. Les petites coubles comptaient 5, 6 ou 8 bêtes, les grandes un plus grand nombre. La plus forte couble du pays était celle d’Arnal d’Alcapiès, avec 14 gros mulets, qui fonctionne de 1610 à 1800. Il faisait le transport de marchandises vers Montpellier, Nîmes, Beaucaire, Sète, Albi, Toulouse, Montauban, jusqu’à Paris (Bousquet 1969, p. 88-89 et note 66).

 

Les lunes en Aveyron

A notre connaissance, seules 12 lunes sont à ce jour identifiées en Aveyron. Outre les 7 lunes publiées par Jean Delmas (Delmas 1996) et les deux qu’il m’a signalées et provenant du Larzac (voir photo), la lune trouvée à Raujolles par Claude Rivière (commune de Creissels) qui représente saint-Eloi invoqué et honoré par les muletiers (MJC Millau 1981), les deux lunes de Marzials présentées dans cet article complètent une série encore bien limitée.

 

Deux lunes jumelles du Larzac encore associées au harnais (photographie © Jean Delmas), « J’AIME MARION, J’AIME SON NOM ».

 

 

Lune de Raujolles (dessin © MJC Millau 1981). Saint-Eloi représenté en évêque avec un marteau et la crosse épiscopale.

En guise d’épilogue…

Mules et mulets, malgré leur mauvaise réputation (ingratitude des hommes…), retrouvent (très modestement, il est vrai) les sentiers de randonnée, quelques activités de selle ou de bât, parfois dans des lieux inaccessibles à des engins à roue, ou bien de labour… Alors, … les lunes brilleront-elles à nouveau ?

Alain Bernat, Rue de l’Ecole, Marzials

 

*Ce texte est le résumé d’un article publié par la SARAC en novembre 2020. Pour en savoir plus : DELMAS 1996 : Jean Delmas, Lunes de mulet dans Collectif, Cuivres en Rouergue, Guide des mœurs et coutumes n° 8, Musée du Rouergue, 1996, p. 107, 181-183. MAZON 1888 : Albin Mazon, Les muletiers du Vivarais et du Velay, 1888. DUBOUCHET 2018 : Georges Dubouchet, blog : georgesdubouchet.blog.free.fr, 2018. BOUSQUET 1969 : Jacques Bousquet, Enquête sur les commodités du Rouergue en 1552, Procès avec l’Agenais, le Quercy et le Périgord. Ed. Privat, 1969.